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Un Art qui pro-voque 

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« La rose est sans pourquoi » dit le poète, l'art est comme la rose, vouloir le comprendre c'est le détruire. Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne puisse être commenté, car parler c'est entrer dans cette métonymie qui serre l'objet de plus en plus intimement, se moule sur lui mais sans parvenir à le capturer puisque c'est lui qui nous capture.

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À ce titre, il relève à proprement parler d'une langue nouvelle, la langue de l'artiste, qui transmet à travers elle ce que le langage usuel, fût-il le mieux parlé, est insuffisant à produire. Et lalangue, comme l'écrit Lacan en un seul mot afin de lui restituer sa dimension concrète, d'y inclure les effets créés, Lalangue est à la fois trou car le mot est dans son abstraction le meurtre de la chose, conférant à l'homme l'anticipation de sa destinée mortelle, source de malaise d'angoisse et de vertige, à la fois, elle lui fournit la réponse.

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L'art est une de ces réponses livrées par Un homme : l'artiste qui vaut pour tous, ou un grand nombre certainement. Et ce, non à la manière d'une loi à laquelle on se plie, mais comme le partage d'une jouissance qui touche et qui, avant de satisfaire l'intellect, satisfait une pulsion sur un mode nécessairement inédit, saisissant. L'art est satisfaction, égal à la satisfaction sexuelle, on ne peut pas dire ce qu'il satisfait, c'est au-delà de l'œuvre, il emporte quelque chose de nous. 

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Aussi Lacan, à propos de l'art, formule t-il : interpréter l'art, c'est ce que Freud a toujours écarté, ne jamais faire la psychanalyse d'œuvres d'art, mais que de l'artiste. De l'art, nous avons à en prendre de la graine, qui lancée, jetée, catapultée dans le monde par l'artiste qui foncièrement nous enseigne sur le détachement du créé.

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À ultime instant considère-t-il l'œuvre terminée ? À quel moment cet objet part de lui-même va devenir part de tous, plus -value au pouvoir subversif, à jamais irréductible. Car l'art est transgression et c'est pour cette raison qu'il est inévitablement profondément ancré dans la culture et dans son temps, il ne peut en être séparé car il constitue « ce qui chemine dans les profondeurs du goût » comme s'exprime Lacan. C'est dire que l'artiste à quelque chose à dire ou plus exactement en suivant le fil de ce qu'est la création à « faire dire à l'autre », à faire advenir, à provoquer au sens fort du terme. C'est pourquoi aussi dans le tableau tout entre agit, la composition comme l'image, et le titre donné par l'artiste ne font plus qu'un.

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Cette visée d'atteindre l'unien vaut tout particulièrement dans les œuvres d'Abraham Aronovitch, entré semble-t-il dans l'art avec cet éclair de lueur et de fulgurance qui ont opéré chez l'artiste ce retournement qui lui a fait retrouver son désir à l'envers sur la bande de Moebius, sans franchir de bord mais en poursuivant une part de lui-même. La question dès lors que l'on aimerait lui poser est pour vous ophtalmologiste passé à la peinture, que représente l'œil, entre la vision et le regard, la pulsion et sa traduction. Car ce qui est frappant dans ses œuvres, c'est bien qu'il inclut à l'œuvre la moindre parcelle de matière constituant le tableau, comme si ça allait de soi... Une formidable récupération de ce qui, de n'être que support, allait devenir reste.

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Quand on lui demande quelle était sa perspective, il répond « l'interconnexion de l'humanité avec l'univers. L'harmonieux et le catastrophique ». La force de son travail c'est qu'il m'est apparue une continuité entre le matériau, l'image et l'idée qui rend son art consubstantiel à ce qu'il veut faire signifier dans l'Autre. 

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Partons d'un tableau, je n'en ferai pas ici une liste exhaustive mais je répondrais à ce qui m'a pro-voqué au sens propre et donné envie d'en écrire quelque chose. 

Peintures Sculptées

« Le monde aujourd'hui », est le titre simple d'une peinture-sculptée (accepterait-il ce syntagme ?). D'emblée les fils des vies humaines se mélangent, se mêlent, couleurs d'hommes certes, mais aussi couleur de la terre, la terre dans laquelle on plonge les racines, par devant et de derrière du tableau, tout est là. Fleur, plante, avenir donc, et à la fois sang des peuples martyrisés.

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La construction abolit le temps, et le présent est là avec son plus de présence qui nous concerne. Et puis, fiché dans cet ensemble, un carré blanc ficelé, un petit cadeau pour l'humanité, qu'elle retrouve donc la valeur du mystère, peu importe qu'il soit bon ou mauvais, pourvu qu'il soit là comme une épine dans le pied afin que l'on n'oublie pas que l'humain est avant tout incomplétude.

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Un éloge de la castration pourrait-on dire en souriant, celle qui pousse à créer, ou illustration de la sentence lacanienne  « La jouissance toute est interdite à l'être parlant comme tel », dès lors il nous revient d'inventer l'objet commun qui tend à la récupérer. 

Le-Monde-Aujourd-hui-Abraham Aronovitch

L'œil est au centre de l'autoportrait, sommes-nous étonnés ? Le poids des mots traverse l'histoire du sujet, l'œil était dans le destin de l'artiste. Il est cet œil et nous montre là encore combien notre être est singulier, mais aussi combien il est double et punctiforme, image et profondeur, choix. Chacun en le voyant peut se demander mais quel part de moi-même suis-je ? Ce qui va bien au-delà du qui suis-je de surface.

Autoportrait-Art-Contemporain-Abraham-Aronovitch
Autoportrait-Art-Contemporain-Abraham-Ar

Il est impossible de ne pas évoquer ici  l'œuvre « Trou noir, Shoah » dans laquelle Abraham Aronovitch nous rappelle que l'humanité à été secouée par un trou noir, le trou noir des astrophysiciens celui qui absorbe tout, présent passé et dont le futur doit continuer de s'extraire.

Trou Noir-Shoah-Abraham-Aronovitch.jpg

Un entonnoir, noir pointillé du rouge sanglant du vampirisme élevé au niveau d'un état, les fils noirs qui l'entourent à sa base serrés, maillés comme les colonnes d'hommes désemparés conduits à la mort, les trains, les aiguillages, les ondes des radios qui envahissaient les demeures, les intimités de la voix funeste du planificateur. Des fils rouges, du sang certes mais aussi de la chaleur, de la vie qui a continué de circuler jusqu'aux limites du possible.

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Puis un arrêt, car il y a dans ce tableau une mise en abîme des trous noirs qui redouble son horreur, le fil s'arrête, tout pourrait être fini, mais non. Les fils blancs sur lesquels l'histoire est encore à écrire sortent du trou, chose curieuse sauf pour une œuvre d'art ils s'élèvent dans l'air comme une flamme nouvelle, la flamme de l'amour et du désir jamais éteinte.

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Alors on pense au poète et résistant René Char qui écrivit ces vers avant de décider de son engagement contre le pire : « à cette heure, notre terre ne serait plus que la boule d'un cri immense dans la gorge de l'infini écartelé. C'est possible, et c'est impossible ». 

Je voudrais terminer sur ce que Abraham Aronovitch appelle sa sculpture Love dont une autre est le pendant Art

Lettres sculptées rouge impeccables, brillantes, sans rugosité écrivent le mot Love. L'imperfection, on s'en doute puisque tout le travail de l'artiste ne vise pas son élimination mais au contraire sa nécessaire inclusion comme le facteur inconnu de l'humanité, son corps, sa clocherie, son imperfection donc est ailleurs, elle est dans leur alignement savamment « de traviole », dirais-je. 

Sculptures Pop Art
Falling in Love-Abraham-Aronovitch.jpg
Growing through Art-Abraham-Aronovitch.j

La lettre, le Verbe ne peut pas pour l'artiste ne pas rencontrer le corps. Un corps les traverse, il n'est porté par rien et même pas par les lettres, elles l'entourent, le précèdent, elles le colorent et lui donnent un discret habit rosé, comme si le mot et le sang se rencontraient pour faire un corps. Ce corps qui plonge en elles et dont on attend le choc, l'amour certainement puisque c'est le mot choisi par l'artiste, mais au-delà à travers la composition, la vie au sens où depuis toujours, elle résulte de ce choc. L'art de Abraham Aronovitch fait vaciller et bouscule avant que ne se reforme dans les œuvres qu'il propulse aux yeux de tous une résonance de notre être qui s'y consense. 

 

Francesca Biagi-Chai, 2012

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Francesca Biagi-Chai est psychanalyste, psychiatre des hôpitaux (CHS Paul Guiraud-Villejuif), enseignante à la Section Clinique (département de psychanalyse de l'Université Paris-VIII), membre de l'Ecole de la Cause Freudienne et de l'Association Mondiale de Psychanalyse. 

Auteur du « Le cas Landru, à la lumière de la psychanalyse » paru chez Imago. 

Auteur d'articles divers pour le cinéma et l'art dans les revues « Quarto » et « La Revue » cause Freudienne.

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